Pour dire l'oeuvre d'Anne de Bodt

On n’écrit pas sur les travaux d’Anne de Bodt. Au mieux, accompagne-t-on une œuvre dont les objets donnés ne sont que l’expression provisoire. Des moments dont l’articulation n’obéit pas à la seule logique chronologique parce qu’il y est question de la vie d’une femme et d’une longue et patiente avancée en un jardin que la nature révèle, fragile et imprévisible. L’œuvre donc convoque ce temps nécessaire que les Grecs nomment Kairos et, pour le dire, des gestes artistiques d’une grande modestie, répétés inlassablement mais jamais à l’identique avec des matériaux d’une extraordinaire pauvreté comme si tout, ici, ne tenait qu’à un fil éternellement noué puis dénoué.

 

Aux papiers découpés en lamelles le plus souvent et aux fils de soie qui les relient et les bordent s’ajoutent parfois des mots venus de textes anciens, des poèmes ou encore des images plus précises de feuilles ou de notes de musique accrochées aux partitions. Il y a aussi des calligraphies inventées, d’autres empruntées à l’Orient des sables ou à celui des rizières. Et parfois, rien de tout cela, mais l’empreinte d’une feuille ou la translucidité du support. Les choix chromatiques auraient tout pour déplaire à qui abhorre la joie et la sérénité. Bleu pâle de printemps, jaune d’avril, tendres grisailles, blanc des pétales. De même, les compositions n’auront pas l’aval des héros et martyrs. Elles n’ont pas de l’expressionnisme, le tonus, l’accident, les dérapages spectaculaires. De même, elles n’entretiennent avec le constructivisme que de trop lointaines parentés et ne partagent pas la même foi.

 

Qu’est-ce donc que ces oeuvres sinon des plages de papier qui succèdent à d’autres plages. Parfois, elles prennent l’eau ou rêvent d’envol. Les teintes pâlissent. On trouve des radeaux et des cabanes qui ne sont pas supports à grands spectacles mais restent confinés à la taille d’objets domestiques. On les posera sur une table ou dans un cube de verre. On les accrochera avec un fil de nylon, invisible presque, et les courants d’air les feront tanguer.

 

Pour dire l’oeuvre d’Anne de Bodt, il fallait donc accepter l’esprit de l’œuvre. Renoncer au temps de l’instant présent et lui préférer la durée et l’attention flottante. Au discours d’historien, emprunter la voie des courants plus légers, se laisser emporter. Il fallait regarder longuement les oeuvres, les apercevoir de loin, puis de plus près, se pencher et lire peut-être, moins une histoire de la tapisserie que Dante et Maître Eckart, Maeterlinck et Green, Jung et Graf Durkheim. Il fallait être seul et se laisser entourer par certains poèmes, certains haïkus, certains textes fondamentaux comme le Secret de la fleur d’or  dont on trouve des extraits dans l’une ou l’autre pièce. Il fallait aussi écouter la musique sacrée d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, se promener avec Anne de Bodt dans le jardin, puis s’asseoir et parler.

 

Il fallait enfin remonter dans l’atelier, sous le toit, près d’un grand chêne et des oiseaux et voir. C’est à partir des oeuvres elles-mêmes que s’est construit le livre. Elles ont suggéré des regroupements et bientôt une articulation qui suit le voyage de l’esprit sans tomber dans l’erreur qui consisterait à chercher dans le travail manuel, l’illustration obéissante. Chaque chapitre est un tout, comme un Rêve. Et, je songe à ceux, dessinés sur les parois des roches ou sur le sol par les Aborigènes d’Australie qui, par cette pratique, indiquent leur présence au monde. Ces Rêves-là sont le fil d’or entre le dehors et le dedans, entre l’homme et l’univers, ils s’offrent à la manière de reflets où l’œuvre se mire.

 

Guy Gilsoul

[Anne de Bodt, Cercle d’Art publishers, 2001]